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Les plus : Histoire érudite et intelligente des discours sur la masturbation, qui n'hésite pas à dire quelque chose de la sexualité moderne, traduction française
les moins : Iconographie insuffisante, des longueurs parfois
Historien à l'Université de Berkeley, Laqueur a écrit il y a quelques années un autre volume traduit en français sous le titre "La fabrique du sexe". Le titre original du "Sexe en solitaire" est "Solitary Sex, a cultural history of masturbation", traduction: Pierre-Emmanuel Dauzat.
Bouleversant l'ordre adopté par Laqueur, je commencerai la présentation de cet essai par une thèse qui n'est guère anecdotique et qui m'a paru fort éclairante. Il en va du problème de la masturbation comme du problème du livre: problème privé, solitaire, silencieux (par analogie avec la lecture silencieuse). Lauqueur montre ainsi qu'il y a quelque échappée, quelque addiction, semblables, entre lecteur solitaire, plaisir solitaire, internaute solitaire: "que la masturbation pût trouver des champs d'expression culturelle élargis dans les médias n'a pas de quoi nous surprendre, nous modernes du XXIeme siècle. Le jour où j'écrivais ces phrases (...) paraissait la lettre d'un professeur (...) de Yale déplorant sa propre addiction au Web: si forte, assurait-il, qu'il devait mettre des filtres pour suppléer aux défaillances de sa volonté. Il se plaignait aussi amèrement de ses étudiants qui consultent leurs courriels et se lancent dans d'autres activités électroniques solitaires en plein cours - ce qui me faisaient penser aux étudiants dont parle Tissot qui trompaient leur ennui en se masturbant". L'histoire que dresse Laqueur n'est pas l'histoire d'une pratique, mais l'histoire de discours; il ne s'agit pas de dire quand la masturbation est née, mais d'envisager à partir de quand elle est devenue PROBLEME. Celui-ci naît avec un livre - dont il retrace l'origine et retrouve l'auteur (un chirurgien pornographe et charlatan) -, "Onania", qui invente justement le mot "onanisme", autour de 1712. Le problème est repris avec Tissot une cinquantaine d'années plus tard. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, la masturbation n'est pas un problème religieux, mais un problème profane; c'est un problème des Lumières, et qui plus est un problème médical. S'invente littéralement l'idée selon laquelle la masturbation rend malade.
Pour fonder son hypothèse, Laqueur mène une enquête sur les termes servant à désigner la masturbation dans l'Antiquité grecque et romaine, au Moyen-Âge, et à la renaissance - enquête très instructive. Il envisage la question des Cyniques, pour qui la masturbation était publique et avait vertu médicale, et explique, plus largement, comment la médecine grecque et romaine envisageait la masturbation comme solution pour éliminer les excédents, les congestions sanguines et les irritations.
La question monastique est soulevée, mais Laqueur montre que ce n'est pas la masturbation qui soucie les moines, mais la pollution (nocturne). Au reste, entre la fin du VIeme et le XII eme siècle, aucune expression monastique ne correspond à l'activité de se donner à soi-même du plaisir par la main, alors même que le latin dispose de tels termes. Plus largement, Laqueur explique que la masturbation entendue au sens strict comme autoérotisme manuel n'est pas une catégorie de péché sexuel.
Ce qui constituera la masturbation comme problème au début du dix-huitième siècle, ce sont essentiellement ces trois points: - une activité liée à l'imagination et au fantasme; - un acte solitaire par essence antisocial; - un acte illimité, c'est-à-dire échappant à toutes formes de contraintes, et conduisant à l'absorption de soi.
Laqueur montre que la masturbation devient la sexualité par excellence de la modernité. A partir des premières années du vingtième siècle, elle s'inscrira a contrario pleinement dans le nouveau dispositif socio-politique.
La thèse ici soutenue par Laqueur, comme on le voit, s'oriente de décisions qu'on peut ne pas partager. Il reste que c'est une tentative vraiment intéressante. Je lui reproche de ne pas exposer, parfois, ses hypothèses avec assez de tranchant; et pour la partie d'avant "Onania" (notamment sur les Cyniques, ou sur le monachisme, d'être un peu "léger"), mais il est vrai qu'on ne peut embrasser tout le savoir, et qu'il fallait faire des choix. Son enquête linguistique est particulièrement convaincante et donne grande force à son travail. Les quelques passages sur la modernité sont certes un peu décevants parfois (à côté de paragraphes réellement forts), mais Laqueur n'affiche aucune prétention non plus à expliquer quoi que ce soit de notre époque.
Dans l'ensemble, c'est un très bon essai.
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